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UN ÉDITEUR DE JEUX QUÉBÉCOIS «À CONTRE-COURANT»

TRITON NOIR FRANCIS HIGGINS fhiggins@lesoleil.com

De son propre aveu, Triton Noir reste un secret trop bien gardé. En 10 ans d’existence, l’éditeur de jeux de société québécois a choisi de ne publier que deux titres, ambitieux, expansifs, qu’il continue de bichonner et de bonifier, loin du marché de masse. Portrait d’un petit studio d’ici qui fait les choses à sa manière.

En 2013, Thibaud de la Touanne abandonnait son rôle de vétéran de l’industrie du jeu vidéo pour se joindre au monde des jeux de société. À la tête de Triton Noir, ce Français devenu Montréalais d’adoption a lancé en 2016 sa création-phare : V-Sabotage, un jeu de guerre coopératif et innovant qui — ironiquement — mise davantage sur la furtivité que sur les combats de commandos.

Il y a deux ans, l’homme-orchestre dévoilait son deuxième titre, du même acabit, massif, coûteux, plongé dans l’univers d’un célèbre jeu vidéo : Assassin’s Creed — Brotherhood of Venice. Des projets de longue haleine menés à bout de bras sans perdre de vue l’importance de la créativité, de l’émotion et d’une ambition à échelle humaine.

Q Pourquoi avez-vous laissé l’industrie des jeux vidéo?

R Au premier jeu vidéo sur lequel j’ai travaillé, au début des années 1990, on était deux et on l’a fait en quatre mois. Au dernier jeu sur lequel j’ai travaillé (Watch Dogs chez Ubisoft Montréal), on était 1000 et ç’a pris quatre ans. Je suis une personne touche-à-tout et créative, alors je me sentais moins à ma place dans cette immense industrie.

Q Vous souhaitiez revenir à des jeux à échelle humaine?

R Le côté humain est très important. Autour de moi, c’était devenu une usine, comme dans n’importe quelle entreprise de cette taille. Mon départ a été un choix radical. Maintenant, avec ma petite équipe, la créativité est revenue et je me sens mieux comme ça.

Q Pourquoi devenir ensuite éditeur de jeux de société?

R Je voulais créer des jeux. Au moment de quitter mon emploi, j’avais déjà cette idée d’être éditeur, car j’ai vite compris que je ne pourrais pas vivre du métier d’auteur. Les auteurs gagnent un faible pourcentage des ventes; ç’aurait été un pari trop risqué.

Q Comment avez-vous imaginé V-Sabotage?

R L’idée m’est venue en fouillant des univers existants pour trouver une thématique forte. Je n’ai pas de penchant militaire, mais le thème des commandos m’intéressait en raison de la manière différente qu’ils avaient d’opérer. Je me suis attelé à la tâche de transposer en règles, en personnages et en scénarios tout ce que j’avais noté sur le sujet.

Q V-Sabotage n’est pas un jeu de guerre comme les autres. C’est une opération de furtivité dans laquelle on tente presque d’éviter les combats.

R Tout à fait! Quand on veut essayer de se distinguer, il faut y aller d’idées différentes. J’aimais beaucoup les jeux vidéo d’infiltration et de furtivité. Et des jeux de guerre coopératifs, il y en avait peu. Tout ça faisait une approche originale et différente de ce qui se trouvait sur le marché.

Q Triton Noir fête ses 10 ans cette année, mais vous n’avez lancé que deux jeux. R

En effet, mais ce sont deux jeux très ambitieux en raison de leur taille et des extensions qui s’y greffent. Aussi, on est une toute petite équipe de quatre. On avance forcément moins vite. D’autant plus que des projets comme les nôtres sont d’habitude réalisés par des équipes de 20 à 30 personnes.

Q Quelle est la raison derrière cette retenue?

R Il y a une volonté pour moi d’éviter de devenir nous-mêmes une grosse usine. On n’a pas une logique de profit ni de croissance. Dans ce sens, on est un peu à contre-courant de la société. On veut vivre de notre travail en y prenant du plaisir. C’est une façon de faire à l’ancienne, plus saine, selon moi.

Q Pourriez-vous publier des jeux qui ne seraient pas conçus par vous?

R La réponse est un non assez affirmé! Pas par ego, mais ma motivation est de créer des jeux et je n’y passe déjà que 5 % à 10 % de mon temps. Alors, si je publiais ceux des autres, cette barre descendrait à zéro et j’y perdrais tout intérêt.

«Il y a une volonté pour moi d’éviter de devenir nousmêmes une grosse usine. On n’a pas une logique de profit ni de croissance» — Thibaud de la Touanne, en parlant de Triton Noir

Q Comment décrivez-vous la place de Triton Noir dans le monde du jeu?

R Nous sommes aussi furtifs que les jeux qu’on fait! Dans la foule de jeux qui sortent chaque année, on a un peu de mal à faire notre place. On fait de notre mieux, mais on reste méconnu. Remarquez, c’est difficile pour tout le monde.

Q Triton Noir fait les choses différemment en vendant et livrant directement ses jeux.

R On a voulu dès le début avoir notre propre boutique en ligne, parce que vendre directement aux clients et aux boutiques nous laissait une plus grande marge. Remarquez, on essaie encore de passer par la distribution traditionnelle, mais un intermédiaire reviendrait à vendre nos jeux trop chers pour le marché.

Q Quels principes vous guident dans la création?

R Ça peut paraître étonnant pour des jeux de guerre, mais je suis très attentif et sensible aux émotions que je peux générer chez les joueurs. Pour chaque règle que j’ajoute, j’essaie de me mettre dans leur peau pour imaginer comment ils interpréteront un événement ou un scénario. Créer un attachement, une émotion et un vrai plaisir de collaboration rend l’expérience plus riche pour tous.

Q Curieuse histoire : vous avez été forcé de rebaptiser votre jeu, qui s’appelait au départ V-Commandos.

R Un éditeur de jeux vidéo nous a demandé d’en changer le nom. Il y a eu des échanges de courriels d’avocats. Au début, on a essayé de leur faire comprendre que ça n’avait rien à voir, puisqu’on ne fait pas de jeux vidéo, et que le leur ne s’appelait même pas

V-Commandos.

Au bout d’un moment, on est arrivé à une impasse. La solution la plus sage a été de changer de nom, ce qu’on a été contraint de faire à contrecoeur.

Je suis quelqu’un de fataliste dans le bon sens du terme : une fois qu’on a vu qu’il n’y avait pas d’autre solution, on a changé et on est passé à autre chose. Pas de regret.

Q Parlant de nom, quelle est l’origine de Triton Noir?

R Comme on est au Québec, on voulait un nom francophone. À mon adolescence en France, j’ai eu des tritons (des amphibiens à queue aplatie). Symboliquement, c’est un animal extrêmement résistant, surprenant, capable de faire repousser une patte coupée ou un oeil perdu. J’espère que nous résisterons autant qu’un triton!

Q Qu’est-ce qui vous a amené au Québec?

R Je suis de la région parisienne, j’ai aussi vécu à Bordeaux. J’ai commencé à travailler dans l’âge d’or des jeux vidéo en France dans les années 2000. Par plein de circonstances, j’ai eu l’occasion de choisir un autre studio d’Ubisoft dans le monde : Montréal a été un choix évident. Le défi de changer de vie a été tentant. De plus, j’ai des filles et le Québec est un endroit particulièrement privilégié pour les femmes. Je suis maintenant citoyen canadien depuis deux ans et je suis ravi d’être ici.

Q On pourrait dire que le Québec connaît son propre âge d’or des jeux de société, vous croyez?

R Je ne saurais dire. Par contre, à mon arrivée, j’ai été étonné du dynamisme du monde du jeu de société ici. Voir des gens faire la file devant un pub ludique, je n’avais jamais vu ça dans les bars à jeux de Paris. Il y a un engouement ici qui fait plaisir à voir.

Q Quels sont les projets d’avenir de Triton Noir?

R On se remet sérieusement sur un jeu sur lequel on travaille en dilettante depuis quelques années. C’est un jeu coopératif plus accessible que nos précédents, qui gardera le côté tactique qu’on aime, avec des tuiles, des cartes et un aspect de jeu de rôle plus poussé. Ce sera dans un univers qu’on inventera, qui sortira des sentiers battus.

LE MAG

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2023-12-02T08:00:00.0000000Z

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