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Une BD édifiante sur la santé mentale

YVES BERGERAS ybergeras@ledroit.com

Rares sont les grandes innovations formelles, en BD. C’est pourtant ce qu’ont réussi les deux bédéistes montréalais VoRo et son vieil ami François Lapierre, qui signent en tandem L’Agent double, une bande dessinée dont le récit est justement double.

Chaque double page relate deux fois la même situation. Sauf que les planches de gauche, signées VoRo, montrent la réalité telle que la percevrait un témoin (ou le lecteur lambda), tandis que les planches de droite, dessinées par le complice Lapierre, dépeignent la «réalité» telle qu’elle est perçue par le protagoniste, Jasmin... un jeune adulte qui nage en plein délire hallucinatoire depuis qu’il a cessé de prendre sa médication.

Une page objective, et l’autre très subjective, pleine d’objets qui parlent, de tentacules qui ondulent dans le décor, et de personnages laissant transparaître leurs intentions machiavéliques, alors qu’on sait (pour avoir lu la page frontispice) qu’ils ne sont pas du tout ce qu’en perçoit Jasmin, trahi par ses sens et sa raison. En pleine crise psychotique inavouée.

Le fond rejoint d’ailleurs un peu la forme, puisque ce récit illustrant les problèmes de santé mentale est un peu «déchirant», lui aussi. Poussé par une méfiance paranoïaque, Jasmin, tel un détective privé, va se lancer dans une grande enquête pour éclaircir les circonstances de la disparition de son frère. Et, ce faisant, provoquer à son insu une série de situations parfois drôles, parfois malaisantes, et quelquefois catastrophiques.

Son scénariste, VoRo (La mare au diable d’après le roman de George Sand; L’espion de trop, etc.) a pris garde de ne pas s’instaurer en donneur de leçon, et ne verse pas non plus dans la pédagogie. On reste dans la fiction, sa BD ne cherchant pas à se faire passer pour une ressource. Ce qu’elle risque pourtant de devenir malgré tout, par la force des choses.

Vincent Rioux – VoRo, de son nom de plume – souhaitait seulement «ouvrir une porte», un espace de «discussion», pour parler d’un sujet qui lui semble aujourd’hui «encore tabou», même si la pandémie a fait avancer les choses, estime-t-il.

Ce sont les jeunes adultes, qu’il veut cibler. Ceux chez qui les signes de troubles de santé mentale ont commencé à se manifester, mais qui n’ont pas encore assez d’expérience pour reconnaître vite et bien les symptômes annonciateurs de crises, ou trop d’orgueil pour accepter la nécessité de suivre à la lettre leur médication.

Concernant la reconnaissance du problème, il y a, au début, «quand les signes et les problèmes commencent à apparaître», une phase cruciale, dit VoRo : «ce sont des années très difficiles où on ne sort presque plus, on s’isole, un peu comme Jasmin».

FAIRE LES BONS CHOIX

Se sentant devenir «un poids» pour son entourage, le personnage préfère rester dans le décor rassurant de son appartement plutôt qu’affronter le regard de ses proches – et donc la réalité. Or, cette posture d’évitement contribue à favoriser une forme d’étiolement, suggère VoRo, en montrant que Jasmin a lâché prise sur l’hygiène et les taches ménagères. Son «abri» montre lui aussi tous les signes du dépérissement. «Mettre le poids sur son entourage» est une erreur répandue, alors que conserver un lien social est d’une importance capitale pour surmonter ce genre d’épreuve, estime VoRo.

La santé mentale est une guerre intestine pour «conserver un équilibre», rappelle l’auteur. En ce sens, «l’entourage et les médicaments aident». Mais il faut aussi s’astreindre à une «hygiène de vie» qui multiplie les chances de garder cet équilibre. Ce qui sous-tend faire l’effort de sortir, tant pour prendre l’air, à l’occasion de petites marches quotidiennes au parc, que pour participer à des rencontres hebdomadaires, familiales ou médicales.

«C’est à toi de prendre les bonnes décisions. Si tu décides de t’isoler pour ne pas avoir à faire face au problème, c’est sûr que ça va mal finir», estime VoRo.

Il sait de quoi il parle.

Dans la Postface de sa BD, il évoque sa soeur MarieHélène, décédée en 97; et on comprend, malgré la formule ellipse, que ce décès était en lien avec la santé mentale.

«Ma soeur était maniaco-dépressive. Elle s’est suicidée. J’ai dû revenir d’urgence au Québec», se souvient VoRo, qui étudiait la BD à Bruxelles, à l’époque.

«On n’a pas eu le temps de lui parler et de comprendre le problème. Alors oui, ça fait des années je traîne ça dans mes bagages. Ça me touche de près.»

Mais il sait que son drame familial, aussi personnel qu’il soit, n’a rien d’exceptionnel. Alors, il enchaîne : Une personne sur trois finira par être touchée par la maladie mentale ou la dépression, au fil de sa vie, que ce directement ou indirectement, via un parent ou un proche. D’un point de vue statistique, «c’est aussi normal que la grippe», estime-t-il. «Donc il ne faut pas avoir peur d’en parler [...] et, surtout, pas avoir peur d’en rire. Dans notre histoire, il y a de tout, de l’action, des bouts drôles et des moments tristes.»

«EN PARLER ET EN RIRE»

«Il ne faut pas avoir peur du mot ‘fou’», écrit-il dans la postface de sa BD, en laissant entendre que folie, «différence» et créativité ont souvent des liens ténus.

En la matière, la consigne actuelle est pourtant d’éviter d’ utiliser les termes «fou» ou «folie». Il convient que le vocable a évolué, qu’«il ne faut plus dire que quelqu’un est ‘fou’» ni «parler de maladie, mais de problèmes de santé mentale», mais il n’a pas de tabou appeler un chat un chat.

«Mais il faut aussi garder en tête que quand quelqu’un est ‘différent’», cette différence, voire cette «extravagance», va s’exprimer jusque dans son «côté créatif». Chercher à «effacer nos différences» ne lui apparaît pas du tout comme une bonne idée.

Oui, il s’inclut dans le lot. «Les artistes, on se fait souvent traiter de fous. Nous avons un mode de vie très différent [de la masse], une façon différente de voir les choses et de penser; c’est justement ce qui fait qu’on crée des choses intéressantes.»

Bref, «la folie peut être amusante à vivre. Il faut apprendre à vivre avec le terme, faire évoluer [les perceptions], mais pas s’empêcher d’avoir l’air fou».

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Vous ou vos proches avez besoin d’aide ? N’hésitez pas à appeler au 1-866-APPELLE (277-3553), ou encore Tel-Aide Outaouais (819-7753223) à Gatineau et 613-741-6433 à Ottawa. Du côté d’Ottawa, vous pouvez aussi appeler la ligne de crise en santé mentale d’Ottawa en composant le 613-722-6914.

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2023-03-25T07:00:00.0000000Z

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