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FREUD FACE À SON DESTIN

YVES BERGERAS ybergeras@ledroit.com

Le 9e art québécois se porte toujours bien, comme en témoigne la sortie, cette semaine, de deux étonnantes BD, l’une cherchant à observer de l’intérieur ce qui se passe dans l’esprit d’un jeune homme en plein épisode psychotique (L’Agent double), l’autre témoignant de la fin de parcours du père de la psychanalyse, Sigmund Freud, rongé par le cancer mais refusant d’arrêter de fumer même après 29 chirurgies (Freud - le moment venu). Deux titres où le malheur des uns fait la bonne santé du médium...

Avant d’embrasser pleinement une carrière en psychiatrie, Suzanne Leclair avait, dans les années 80, étudié les Beaux-Arts et touché un peu à la peinture abstraite. Parvenue à l’âge ou elle peut mettre la pédale douce sur sa pratique, cette médecin psychiatre affiliée à l’Université de Montréal a repris ses pinceaux, mais pour explorer un autre médium : la BD.

Son premier récit en bande-dessinée, elle l’a consacré à Freud.

Pas tant au père de la psychanalyse qu’à Sigmund le fumeur invétéré. À celui qui pouvait fumer jusqu’à 20 cigares par jour. À l’homme qui, en 1923 – il est alors dans la mi-soixantaine – découvre qu’il est atteint d’un cancer de la mâchoire. La maladie connaîtra des périodes d’accalmie, mais les 15 années qu’il lui reste à vivre seront ponctuées de 29 chirurgies. On parle ici d’ablation d’une partie de la mâchoire et des muqueuses et de la confection d’une prothèse métallique, sans compter les greffes de tissus et autres séances de radiothérapie.

Jamais, pourtant, le Dr Freud n’envisagera sérieusement d’arrêter le tabac.

La BD documentaire Freud – le moment venu, parue le 15 mars au Québec, n’est donc pas consacrée à l’homme «qui est venu troubler le sommeil du monde», mais à celui à qui l’angoisse et la maladie font perdre le sommeil. Celui, vieillissant, qui sait sa fin plus ou moins proche. Mais qui s’entête à fumer.

D’abord, précisons que Suzanne

Leclair n’invente rien. Elle s’est appuyée sur des sources sérieuses (ce dont témoigne une annexe de 6 pages à la fin de son ouvrage), dont les souvenirs de Max Schur, jeune interniste qui deviendra le médecin personnel de Freud. Schur consignera lui-même dans un livre le compte-rendu de la quinzaine d’années passées au chevet du célèbre Dr Freud.

Elle a aussi pu mettre la main sur une série de films personnels montrant Freud dans son environnement familial. Ces bandes vidéo se sont révélées «très précieuses pour comprendre comment il bougeait, ses mimiques, et les tics de son visage liés à sa prothèse. Ça m’a grandement aidée pour les dessins», partage l’auteure native de Shawinigan, qui a étudié la médecine à Sherbrooke.

PARCOURS SINGULIER

Reste que cette BD «n’est pas vraiment un plaidoyer pour cesser le tabagisme, car ce n’est pas un réflexe que j’aurais dans mon métier, prévient la médecin psychiatre. Je regarde plutôt comment il [Freud] va négocier» avec le tabac – que le médecin sait pertinemment être «un vice» nocif.

Les dernières planches le montrent, à la veille de sa mort, sans cigare à la main ou au coin des lèvres. Ce sont pratiquement les seules images ‘sans fumée’. «Je n’ai retrouvé nulle part, chez ses biographes, de date où on saurait qu’il a cessé de fumer... alors qu’on sait qu’il a cessé de manger et de boire, dans les dernières semaines ou derniers mois de sa vie».

L’autrice, réflexe professionnel oblige, évite soigneusement de poser le moindre jugement moral, se contentant de partager des informations fiables sur les étapes du déclin de la santé du Dr Freud et de ses traitements médicaux .

MORT ASSISTÉE

Freud – le moment venu effleure par la bande la question de l’Aide médicale à mourir (AMM), en évoquant un pacte solennel passé entre le patient Freud et son médecin. Schur a acquiescé au serment de «ne pas le laisser souffrir inutilement»; c’est lui qui, en cette fin de septembre 1939, alors que «les douleurs son insupportables» et qu’une odeur nauséabonde émane des plaies, injectera à Freud la dose létale de morphine lui permettant de trouver «un sommeil paisible» mettant fin à des mois d’agonie.

Une promesse qu’il ne faut pas voir sous l’angle de notre définition contemporaine de la mort médicalement assistée, car le geste relève en réalité de «la sédation palliative», précise toutefois Suzanne Leclair, qui en 2016, à la veille des changements légaux au Canada, s’était greffée à un groupe de travail et de recherches sur l’AMM. L’objectif de l’auteure était

simplement «de parler de Freud et de son rapport à la maladie et à la mort». De ne pas chercher à évoquer «ce grand esprit du XXe siècle, mais de rester plutôt à hauteur d’homme, pour voir comme il a affronté la toute dernière période de sa vie. Je trouvais que ça nous interpellait, tous et chacun».

LE CANCER NAZI

L’autre piste narrative qu’explore sa BD, c’est la montée du nazisme.

Suzanne Leclair dresse un parallèle fructueux entre deux maux : la maladie de Freud et cet autre cancer qui commence à ronger l’Allemagne dans les années 20, et qui contaminera l’Europe dans la décennie suivante. (Le néo-fashisme autrichien s’oppose dans un premier temps au nazisme allemand. En 1938, l’Autriche, pays natal d’Hitler, est annexée par les forces nazies allemandes : c’est l’«Anschluss»).

La BD juxtapose un cigare qui se consume et les flammes des autodafés qui dansent autour des livres signés par le célèbre psy – dont la «pseudo science enjuivée» est dans le collimateur des nazis. Les volutes de fumée grise s’envolent dans ces deux directions.

Ce parallèle entre les deux maux était incontournable, soumet Suzanne Leclair, dans la mesure où la montée du nazisme a irrémédiablement marqué la fin de parcours de Freud, allant jusqu’à le contraindre à quitter Vienne pour s’exiler en Angleterre, à un âge très avancé.

«On peut pas parler de la fin de la vie de Freud sans parler de réalité politique autour, qui présage d’un avenir très sombre. Ce parallèle s’imposait. Tous les biographes cités dans l’annexe l’on fait.»

L’album – à 99% en noir et blanc – a été réalisé à la gouache noire, avec quelques touches de couleurs à l’encre ou à l’acrylique.

Au scénario, Suzanne Leclair, qui en tant que novice du 9e art reconnaît volontiers son manque de «connaissances du langage et de la grammaire» du medium, a reçu l’aide d’un bédéiste français issu du milieu du cinéma (il a été réalisateur et monteur), William Roy, qui s’est occupé du storyboard, et de retravailler avec elle le découpage scénaristique.

LE MAG

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2023-03-25T07:00:00.0000000Z

2023-03-25T07:00:00.0000000Z

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