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ENDIVES GRILLÉES AU CITRON

MANON CORNELLIER COLLABORATION SPÉCIALE mcornellier@ledroit.com

Imaginez que dans votre quartier, une magnifique maison ancienne est dans la loupe d’un promoteur immobilier. Son plan n’est pas de la restaurer, mais de la démolir. Vous alertez vos voisins, puis la ville pour qu’elle intervienne afin de protéger ce bâtiment qui ne figure pas encore dans le registre du Patrimoine de la ville. Et bien, en Ontario, ce n’est plus possible en vertu de la Loi de 2022 visant à accélérer la construction de plus de logements, une loi omnibus du gouvernement Ford communément appelée Loi 23.

Architectes, amoureux du patrimoine, associations communautaires sont aux abois devant le chambardement du régime de protection des édifices patrimoniaux qui a permis de déléguer une grande partie de la responsabilité aux municipalités.

Dans une déclaration publiée en novembre dernier, Diane Chin, présidente du groupe Architectural Conservancy of Ontario, qualifiait les changements apportés sans consultations à la Loi sur le patrimoine de l’Ontario (LPO) de «bombe à fragmentation lâchée sur le système patrimonial» et se demandait quelles en étaient les raisons puisque cela «ne créera pas une seule unité d’habitation abordable».

Impossible d’expliquer ici toutes les modifications, elles sont trop nombreuses, mais celles qui préoccupent les défenseurs du patrimoine concernent pour la plupart le pouvoir d’intervention des villes et ces registres mis en place il y a environ six ans.

La Loi 23 interdit maintenant de déclarer digne de protection un édifice menacé de démolition qui ne figure pas déjà dans le registre du Patrimoine d’une ville. Ce registre est en quelque sorte une banque de bâtiments ayant une valeur patrimoniale pouvant éventuellement mener à leur désignation et, par conséquent, leur protection.

Avant l’adoption de la Loi 23 en décembre, rien n’exigeait de passer par cette étape pour bénéficier d’une protection, ce qui permettait des interventions d’urgence. C’est maintenant obligatoire de figurer sur le registre pour obtenir une décision de la ville. Pas d’enregistrement, pas de sauvetage de dernière minute.

La loi maintient, il est vrai, la procédure qui veut par contre qu’un édifice figurant dans le registre ne puisse être démoli avant que la ville ait pu évaluer la pertinence de le désigner ou non. Une municipalité avait 60 jours pour s’exécuter en vertu de la version précédente de la LPO, elle en a maintenant 90.

Mais… Et un gros mais… Un bâtiment pouvait auparavant rester inscrit sur ce registre pendant des années. Cette disposition accordait aux villes le temps de procéder au travail de désignation à un rythme respectant leurs moyens en argent et en personnel. Ce n’est plus le cas. Ainsi, tous les bâtiments inscrits à Ottawa au moment de l’entrée en vigueur de la loi ne pourront y rester que deux ans. Il en sera de même pour toutes les nouvelles inscriptions.

Si la ville n’a pas accordé de désignation patrimoniale à un bâtiment inscrit avant cette échéance, ce dernier devra être retiré du registre et ne pourra pas y retourner pendant une période de cinq ans. Cinq ans durant lesquels les promoteurs pourront en faire à leur tête.

Une course folle a donc démarré dans plusieurs villes, y compris Ottawa, pour passer en revue le registre et identifier les bâtiments à désigner en priorité d’ici le 1er janvier 2025. À Ottawa, on parle d’environ 4600 bâtiments inscrits au moment de l’entrée en vigueur de la loi. Le conseiller Rawlson King déclarait récemment qu’il serait impossible de protéger toutes ces propriétés.

La tâche est colossale. La ville a commencé à embaucher du personnel pour faire face au fardeau supplémentaire et des groupes actifs dans la protection du patrimoine ont offert leur aide, confie David Flemming, président du comité de défense du patrimoine de Patrimoine Ottawa.

Il est catégorique. Rien ne justifie de torpiller le registre en limitant la durée de l’enregistrement, «surtout sous prétexte de lever un frein au développement immobilier. Cette perception est complètement fausse”» martèle-t-il, chiffres à l’appui. Depuis la création du registre, 52 des 53 avis de démolition d’une propriété inscrite au registre ont obtenu le feu vert de la ville après l’examen prévu de 60 jours. Une seule propriété a bénéficié d’une désignation patrimoniale.

M. Flemming s’insurge aussi contre l’imposition de critères supplémentaires pour procéder à une désignation, ce qui rendra cette dernière plus difficile, en particulier pour les communautés historiquement négligées et moins nanties dont le patrimoine a une valeur plus historique et symbolique qu’architecturale.

La Loi affecte d’autres volets du régime de protection patrimoniale, dont le processus de désignation des districts de conservation du patrimoine, la portée de la protection offerte dans ces secteurs, les droits d’appel limités, les pouvoirs discrétionnaires accrus du ministre.

Les retombées de cette refonte sont encore difficiles à mesurer d’autant plus que ces modifications se conjugueront à l’interdiction faite aux villes de se mêler de l’apparence d’un projet immobilier (voir ma chronique précédente). L’inquiétude prévaut, avec raison, et la vigilance s’impose… encore.

Manon Cornellier est chroniqueuse et journaliste politique à Ottawa depuis plus de 30 ans. On l’a lue notamment à La Presse, au Devoir et à La Presse canadienne et on l’a souvent entendue à la radio et vue à la télévision. Elle écrit une chronique dans Le Droit tous les 15 jours.

LE MAG

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2023-03-25T07:00:00.0000000Z

2023-03-25T07:00:00.0000000Z

https://ledroit.pressreader.com/article/281865827722025

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