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«J’AI ENCORE UNE HACHE À CÔTÉ DE MA PORTE»

JEAN-FRANÇCOIS DUGAS jfdugas@ledroit.com

L’année 2022 a été marquée par le «Convoi de la liberté». Pendant trois semaines, de nombreux camionneurs ont envahi le centre-ville de la capitale nationale afin de contester, pour certains, les mesures sanitaires imposées pendant la pandémie et pour d’autres, pour renverser le gouvernement. Un an plus tard, Le Droit revient sur les répercussions de cette vaste manifestation à Ottawa et au pays.

Un an après l’occupation du centre-ville d’Ottawa par le «Convoi de la liberté», des citoyens se souviennent d’une manifestation «troublante» et encore marquante.

«Ils ont dérangé nos vies. Ils ont changé nos vies», résume Stéphanie, une résidente qui habite le quartier depuis 1990.

Dès le début de son entretien avec Le Droit, la femme «de bientôt 64 ans» a voulu s’assurer que le quotidien n’utilise pas son nom de famille par peur de représailles de tout partisan du mouvement, signe que les répercussions de ces trois semaines «terrifiantes» persistent.

La sexagénaire se souvient très clairement du climat qui régnait à l’époque.

«Dès le deuxième jour, il ne faisait aucun doute qu’il y existait une atmosphère complètement différente. Je n’y avais jamais vu quelque chose de pareil au centre-ville.»

«Il y avait tellement de colère sur leur visage, note-t-elle à propos des manifestants. Des situations de racisme ont aussi été observées.»

La dame raconte notamment comment une voisine, d’origine juive, a été ciblée par des malfaiteurs tout comme le propriétaire asiatique d’un dépanneur, un homme «tellement doux et gentil».

Stéphanie est consciente que le centre-ville représente un lieu de prédilection pour des débordements, des activités illicites ou encore une vie nocturne mouvementée. Le quartier s’anime souvent.

«Au fil des ans, j’ai vu des grèves, des manifestations, des défilés de tous genres, voire des concerts. Je suis donc accoutumée. Ainsi, je ne m’attends pas au luxe de la tranquillité comme dans les régions rurales. Bref, je me suis adaptée à l’activité du centre-ville. C’est pourquoi j’y habite, car j’aime cette fébrilité.»

Même des coups de fusil entendus ou des introductions par effraction dans sa demeure ici et là ne l’ont pas apeurée outre mesure. La réalité fut tout autre pour le «Convoi de la liberté».

«C’est la première fois de ma vie que j’ai mis une hache et un piedde-biche à côté de ma porte. Je ne m’étais jamais senti en danger auparavant […] Avec eux, c’était différent. Nous étions victimes d’une véritable occupation. Ils avaient une dent contre le gouvernement et ils s’en sont pris à tout le monde. Nous sommes devenus l’ennemi aussi. C’était très troublant.»

Un an plus tard, la principale intéressée reste aux aguets, d’ailleurs.

«J’ai encore une hache et un pied-de-biche à côté de ma porte. Ils s’y trouveront à jamais, probablement.»

Tout comme un vaporisateur de gaz poivré sur son comptoir de cuisine, prêt pour utilisation.

MENACE DU 2.0

La menace d’un retour des camionneurs au centre-ville a aussi semé de l’inquiétude parmi les résidents.

Rappelons que l’un des instigateurs du mouvement, James Bauder, annonçait un deuxième convoi dans la capitale nationale en 2023. Pour épargner les résidents d’Ottawa, il décide de leur donner «un cadeau bien spécial» et de déménager le «Convoi 2.0» à Winnipeg, pour finalement l’abandonner tout court au tournant de la nouvelle année.

«Il y avait une appréhension quand ils ont parlé de revenir, car il y avait peu de détails […] Ça l’a ramené des mauvais souvenirs quant aux traitements à l’endroit de ma famille.»

Andrew Banks s’était entretenu avec Le Droit au coeur de la tourmente, en février dernier.

Il avait expliqué que sa femme, issue d’une minorité visible, avait

— LE DROIT, MARTIN ROY

été menacée près de leur domicile, juste à l’extérieur de la zone rouge. Il s’inquiétait aussi pour la sécurité de leur enfant.

M. Banks raconte que la fin de la manifestation des camionneurs n’a pas immédiatement mis un terme à leur anxiété.

«Nous étions surpris de constater notre efficacité dans les mois qui ont suivi leur départ. Nous pensions que tout allait revenir à la normale. Toutefois, ma conjointe et moi avons été affectés. Chaque fois que nous entendions un klaxon de camion par exemple, de mauvais souvenirs nous revenaient à l’esprit.»

M. Banks croit que ce traumatisme est maintenant chose du passé même si le tout a perduré pendant «quelques mois». Le père de famille ne voulait certainement pas revivre cette expérience.

«Nous sommes heureux que ça (le «Convoi 2.0») n’ait pas abouti. Les policiers avaient dit qu’ils ne laisseraient pas la manifestation dégénérer, tout comme certains élus municipaux, mais nous avons perdu confiance en eux. Nous n’avons pas beaucoup confiance en leurs habiletés de gérer cela.»

«EXTRÊMEMENT TERRIFIANT»

«Il n’y a aucune chance que ça se reproduirait cette année», assure de son côté Sean Burges. Si jamais ils tentaient de revenir, il pourrait y avoir 50 000 personnes dans les rues pour les faire sortir de la ville. Je ne suis pas convaincu que les résidents auraient confiance dans les autorités s’ils n’y mettaient pas un frein dès le début.»

C’est en partie pourquoi le professeur adjoint de l’Université Carleton était monté aux barricades l’an dernier. C’est lui qui avait organisé «la bataille de Billings Bridge», une contre-manifestation qui a eu lieu à l’intersection de la rue Bank et le la promenade Riverside, au deuxième week-end du convoi.

L’objectif restait simple : bloquer l’entrée des camionneurs au centre-ville considérant l’inactivité des autorités. Il avait réussi son pari, à deux pas de chez lui.

«C’était un geste symbolique pour leur dire qu’ils n’étaient pas les bienvenus, de retourner à la maison, se souvient-il. Il n’y avait aucune autre intention cachée.»

Politicologue dans la vie de tous les jours, il soutient que la contestation «n’aurait jamais dû se produire.» Il blâme d’ailleurs le premier ministre Doug Ford de «s’en être lavé les mains et d’avoir abdiqué ses responsabilités.»

Même s’il est toujours furieux que personne n’ait été tenu responsable de ce fiasco, il faut en tirer des leçons, indique M. Burges.

À titre d’exemple, il avance que les mécontents s’estimaient incompris et ignorés.

«Une des raisons est qu’il n’existe plus de canaux pour faire entendre leurs idées et inquiétudes.»

À son avis, la centralisation du pouvoir au sein des gouvernements isole les leaders de certains autres élus, ce qui apporte une communication déficiente, voire inexistante.

Selon lui, des menaces constantes par l’entremise des réseaux sociaux fait également en sorte que des députés sont moins enclins à aller à l’encontre de citoyens, surtout les plus frustrés.

Cette distance entre les élus et la population devient de plus en plus problématique, croit-il.

«En somme, c’est un avertissement quant à l’effondrement de notre système de représentation. Et ça, c’est extrêmement terrifiant.»

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