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ON A PERDU MARIE-FRANCE

MYLÈNE MOISAN

Marie-France Jean m’a donné rendez-vous dans un restaurant, je ne savais pas du tout à quoi elle ressemblait et pourtant, c’est une des personnes à qui je dois le plus, à qui je serai éternellement reconnaissante.

Il y a huit ans, elle a veillé sur mon grand aux soins intensifs.

Infirmière, c’est elle qui était assignée à la chambre de mon fils, terrassé par la H1N1 à cinq ans. C’est elle qui prenait soin de lui, qui luttait avec lui pour qu’il s’en sorte, et qui me voyait, bien impuissante, lui tenir la main et lui inventer des histoires d’igloos pour faire descendre la fièvre.

Dans le tourbillon d’émotions et dans la valse incessante des visages qui défilaient dans la chambre, je n’ai pas mémorisé le sien.

Marie-France est devenue infirmière il y a 19 ans, elle a rapidement été embauchée au CHUL, on manquait déjà d’infirmières. «J’ai commencé aux soins intensifs et quand il y a eu le centre mère-enfant, je suis allée aux soins intensifs pédiatriques.» C’est là où elle se sentait à sa place. Se sentait, à l’imparfait. Parce qu’elle est tombée au combat, il y a trois ans. «J’avais commencé à avoir des migraines, des tremblements, mais je me disais que c’était de la fatigue, je faisais beaucoup de temps supplémentaire. Mais un jour, le 23 avril [2018], mon premier jour après deux semaines de vacances, je me suis écroulée.»

Elle était K.-O. «J’avais mal à la tête 24 heures sur 24, j’ai essayé toute sorte de médicaments, je ne répondais pas aux traitements. Je passais mes journées couchée, je ne pouvais pas m’occuper de mes filles, elles avaient 9 , 11 et 13 ans, et elles me demandaient “maman, est-ce que tu vas mourir?”»

Elle a été propulsée de l’autre côté du système de santé. «En avril, ils ont demandé un rendezvous d’urgence avec un neurologue, le délai devait être dix jours maximum, j’ai eu le rendez-vous en août.» Le diagnostic est tombé : névralgie du nerf d’Arnold, un nerf à la base du crâne qui est coincé ou irrité. «Il y a trois médecins qui m’ont dit que c’était typique des employés du réseau de la santé.» Le stress en est une des causes. «J’ai passé un an à souffrir, à ne faire que survivre.» Elle prenait un cocktail de médicaments, dont 40 mg par jour de Dilaudid, un puissant antidouleur. «Je me disais qu’ils allaient finir par trouver quelque chose, que je ne pouvais pas continuer comme ça. Il a fallu que j’essaye tous les traitements.»

Août 2019, son médecin lui propose un traitement de la dernière chance, mais elle doit d’abord se sevrer de ses autres pilules. Elle en a beaucoup. «J’ai tout fait ce qu’il fallait faire, je voulais retrouver mon emploi. J’ai fait le sevrage, j’ai fini en mai 2021 et après, il restait juste à faire des ajustements.» Le nouveau traitement fonctionne.

Pendant qu’elle était en train de se dire qu’elle voyait enfin la lumière au bout du tunnel, qu’elle

Au fil des années, pour augmenter l’efficacité, on a calculé les pas, les minutes et les secondes. Mais on a oublié les gens

pourrait enfin retourner travailler, elle a reçu une lettre de son employeur, le CHU de Québec. «Le 6 août, j’ai reçu ma lettre de fin d’emploi. Il n’y a eu aucune discussion, on m’a dit “c’est dans la convention”. Après trois ans, le lien d’emploi est coupé.» Merci, bonsoir.

«Tout ce que j’aurais voulu, c’est de discuter de la possibilité d’avoir une couple de mois encore pour finir de faire les ajustements, mais c’était impossible.»

Et puis, surprise, le téléphone sonne. «Ils m’ont rappelée une semaine et demie plus tard pour me dire que, finalement, ils me reprendraient, mais à leurs conditions. Par exemple, je ne pouvais pas retomber en maladie pour la même raison et je n’avais pas le droit d’être malade pendant six mois.

Ils voulaient qu’elle commence en septembre.

Ce qu’elle a compris, c’est que quelqu’un quelque part a allumé et réalisé qu’on ne pouvait pas se priver d’une infirmière. Elle a compris aussi qu’on se foutait bien de sa santé et qu’on allait encore la presser comme un citron. «Je me suis demandé : “est-ce que je retourne là?” Il n’y a toujours pas de solution au temps supplémentaire obligatoire. Et je pensais à mes amies que je vois s’épuiser, tomber…»

Elle n’y retournera pas. C’est une énorme perte, les infirmières de soins intensifs pédiatriques sont à peu près ce qu’il y a de plus rare et de plus précieux, c’est d’ailleurs une des rares unités — peut-être la seule — où on ne fait pas affaire avec des infirmières d’agences parce qu’elles ne sont pas formées pour ça.

Alors chaque fois qu’une infirmière doit s’absenter dans l’unité de soins intensifs pédiatriques, ça retombe souvent sur les collègues. «On ne peut pas prendre n’importe qui pour remplacer, ce n’est pas évident.» Et ça se traduit souvent par du temps supplémentaire obligatoire, le fameux TSO. «Tu as beau leur dire, “je ne peux pas, je dois aller chercher les enfants à la garderie”, tu n’as pas le choix.»

Quand elle travaillait, Marie-France avait «quatre plans de gardienne», quatre personnes qu’elle pouvait appeler à la dernière minute pour aller chercher les enfants si son chum ne pouvait pas non plus. Ça mine, à la longue. «Combien j’ai vu pleurer de filles en se disant “mais qu’est-ce que je vais faire de mes enfants?”»

Et ces soirs où personne n’avait le temps d’aller souper.

Il y a ces détails qui n’en sont pas, comme ces petites affiches qu’on a posées sur les réfrigérateurs où on conserve les petits jus et les collations qu’on sert aux patients. «C’était écrit : “si vous prenez quelque chose, vous êtes en train de voler.” On fait huit heures de temps supplémentaire, on n’a pas le temps de souper, c’est grave si je prends un jus et un fromage?»

C’est vraiment l’épée de Damoclès du TSO qui gruge. «Dans les grosses périodes, je pouvais faire du temps supplémentaire aux deux, trois jours. Des fois, il peut

manquer jusqu’à quatre, cinq filles. Ça veut dire qu’au lieu d’avoir 10 infirmières pour 10 lits, on est à sept ou à huit.»

Aux soins intensifs, c’est jouer avec la vie des enfants. «Si je fais une erreur, c’est moi qui vais vivre avec pour le reste de mes jours.»

En 19 ans, Marie-France a vécu le virage ambulatoire et la réforme Barrette en 2015, qui n’ont fait qu’aggraver des pro- blèmes qui existaient déjà. «Le système était déjà malade quand je suis entrée, et il n’y a pas une réforme qui a aidé. Depuis 2015, on a perdu encore plus d’infirmières, on a fait plus de temps supplémentaire. Ce n’est plus une mesure d’exception, c’est une mesure de gestion.»

En perdant Marie-France, on ne perd pas seulement une infirmière, on perd presque 20 ans d’expérience. «Quand les filles s’en vont, c’est toute l’expertise qu’on perd et qu’on ne pourra pas récupérer. Toutes les solutions qui ont été essayées n’ont pas fonctionné et là, l’expertise s’en va.»

Elle s’en va souvent dans les agences privées, Marie-France y songe. «Je regarde du côté des agences. Je pourrais faire mon propre horaire.» Et elle ne ferait plus de temps supplémentaire.

C’est souvent ce qui pousse les infirmières à quitter, pour simplement «avoir une vie».

Pour les retenir ou faire revenir celles qui sont parties, il faudra plus que les primes annoncées jeudi par le gouvernement Legault.

Le ministre de la Santé Christian Dubé a dit qu’il voulait que les infirmières soient heureuses, il a du pain sur la planche. Dans sa grande séduction, le gouvernement mise beaucoup sur l’augmentation du nombre de postes à temps plein, on veut qu’ils passent de 60 % à 75 %. Sur papier, ça a l’air beau, on assure que cette augmentation va stabiliser les équipes, réduire le temps supplémentaire. La belle affaire.

Ce n’est pas d’hier qu’on essaye autant comme autant de combler ces postes pour qui personne ne se bouscule. «Les filles, elles n’en veulent plus du temps plein. Alors, au lieu de trouver des solutions, on se fait dire il nous faut des temps pleins, ça va couvrir les horaires. Oui, mais la fille va s’épuiser.»

Au fil des années, pour augmenter l’efficacité, on a calculé les pas, les minutes et les secondes. On a fait des tableaux, des graphiques. Mais on a oublié les gens. «On a évacué l’humanité du système. On est des humains, mais c’est un système qui n’est pas humain.»

Marie-France aurait tellement voulu retourner où elle a travaillé pendant plus de 15 ans, pour soigner les petits mousses, pour sauver des enfants comme elle a fait pour le mien. Elle aurait surtout aimé ne pas être tombée au combat, au bout de ses forces. «C’est tellement un beau métier. Je ne me voyais pas faire autre chose dans la vie que des soins intensifs pédiatriques…»

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